Saturday, July 01, 2006

La "bonne presse" algérienne et Khalifa

LES DEBATS Semaine du 31 Mai au 6 juin 2006
La "bonne presse" de Khalifa
Le lourd dossier de Khalifa sera ouvert en juillet. Les fuites organisées de ces derniers jours laissent penser que le procès sera retentissant. Sans Moumen Rafik Khalifa, le principal accusé, mais il aura l'avantage d'éclairer l'opinion nationale sur les pratiques des responsables de ce Groupe, mais aussi de leurs complices au sein de l'administration et autres secteurs de l'Etat algérien. Des pratiques qui ont longtemps fait l'objet d'une connivence tacite, voir active, au sein d'une grande partie de la presse de l'époque qui non seulement ne cessait de présenter l'ex-P-DG du Groupe Khalifa comme un exemple à suivre pour les jeunes générations, et cela depuis son lancement dans les affaires, mais en plus ne semblait pas vouloir exercer son esprit critique en essayant de comprendre et ni chercher par quel miracle un jeune Algérien (âgé de moins de 40 ans à l'époque) peut devenir archimillionnaire en dollars.
Le mystère de l'ascension fulgurante de Rafik Khalifa, ce constat n'a été possible que deux ans après la dissolution du Groupe. Sans exagération aucune, un tel commentaire aurait pu être fait dès la naissance de la saga Khalifa. Mais comment a-t-il été possible d'ignorer, depuis 1998 (lancement de Khalifa Airways) jusqu'à la veille de la décision de la Commission bancaire algérienne de nommer, en juin 2003, un liquidateur à la tête de la banque Khalifa, les pratiques douteuses du Groupe ?
Le Groupe Khalifa n'est plus. C'est à peine croyable pour certains titres, qui se mettent à défendre un "faiseur de miracles". Une attitude tout à fait compréhensible quand on sait que Rafik Khalifa n'a pas été avare, multipliant les largesses envers une certaine presse. Des générosités révélées dans un document qui a circulé la semaine dernière au sein de plusieurs rédactions et qui fait état de l'existence d'un "monsieur enveloppes" chargé par le patron du Groupe Khalifa de distribuer des sommes en devises à des journalistes en diverses occasions, comme les vols inauguraux de Khalifa Airways.
Il faut dire que la presse algérienne s'est vite montrée obnubilée par l'émergence d'un groupe qui employait près de 20 000 personnes dans les secteurs du transport aérien, de la banque, du médicament, du bâtiment, des travaux publics, de la télévision et de l'informatique, de la location de voitures, du catering, de la confection (pour les besoins des personnels du Groupe), et même de la protection et sécurité. Devant la déchéance d'un secteur public en pleine crise et les licenciements à tour de bras effectués à la suite de dissolutions d'entreprises étatiques, une partie de la presse algérienne (et française, faut-il le rappeler) voyait en Khalifa un véritable " sauveur" et un "bel exemple" capable de sauver l'économie nationale. Là n'est pas le défaut. Le problème réside dans la manière avec laquelle a été traitée tout ce qui avait une relation avec les activités de Khalifa.
D'où lui vient cette fortune ? Comment se lance-t-il dans plusieurs activités à la fois ? Pourquoi gaspille-t-il autant d'argent dans des opérations de marketing coûtant plusieurs dizaines de millions de dollars, payant des stars de cinéma et de la chanson et sponsorisant des équipes de foot étrangères ? Toutes ces questions, et d'autres, étaient inimaginables durant la période de l'ascension du Groupe. S'interroger sur ces aspects était presque une hérésie journalistique et politique, à cette époque.
Heureusement qu'à l'approche du procès, les choses deviennent plus évidentes. La bombe à retardement du dossier Khalifa risque d'emporter avec elle, à différents degrés de responsabilité, des hommes d'affaires, des hommes politiques et responsables au niveau de certaines administrations, tous menacés de poursuites judiciaires. Cela pourrait même s'étendre à des gens de la presse, des patrons et même de simples journalistes, qui ont touché quelques dividendes que Rafik Khalifa octroyait généreusement et consciencieusement autour de lui.
S'il y a trace des billets d'avion gratuits et des sommes remises ou versées par chèque, ce n'est certainement pas le cas de l'argent donné par des proches du milliardaire à des journalistes algériens et à des directeurs de journaux à l'occasion des vols inauguraux de Khalifa Airways reliant Alger à Dubaï (Emirats Arabes Unis), Johannesburg (Afrique du Sud) ou d'une dizaine d'autres destinations en France et Espagne. Il s'agissait bien d'une stratégie pour mettre la presse dans son giron.
"Les formules de vols charters sont proposées de façon permanente. Elles contribuent ainsi à promouvoir le Grand Sud et à faire connaître les attraits de notre pays à des prix étudiés ; de plus, la formule du week-end presse offre la possibilité aux journalistes de découvrir le Grand Sud. Chaque fin de mois, une des merveilleuses régions du Sud algérien. Un manière de promouvoir ces régions", lit-on dans un mémoire d'étudiant réalisé en août 2002, en France, sur le Groupe Khalifa. Un document qui semble être bien sourcé puisque contenant un large éventail d'informations allant des origines du Groupe à la stratégie adoptée pour son expansion.En novembre 2005, le liquidateur de la Khalifa Bank avait fait appel à "toutes personnes physiques ou morales débitrices ou ayant bénéficié d'un quelconque avantage" de Khalifa Airways "sous quelque forme que ce soit" de régulariser leur situation. L'appel a été renouvelé en janvier 2006, cette fois à l'attention de personnes "ayant obtenu, sans convention écrite, des avantages en nature de l'une des sociétés du groupe Khalifa (…) quelle qu'en soit la nature", de "prendre attache avec les services de la liquidation". Passés les délais du 31 décembre 2005 pour le premier appel puis du 28 février pour le second, le liquidateur menaçait d'entamer des poursuites judiciaires à l'encontre des personnes qui ne refuseraient de se manifester. Combien sont-ils, ceux qui se sont manifesté ? Le procès nous le dira peut-être. S'il est facile de retrouver la trace de ceux qui ont bénéficié de billets d'avion gratuits (vols domestiques ou internationaux de Khalifa Airways), ce ne sera pas aussi évident pour tous ceux qui ont perçu des sommes dans des enveloppes. A moins que chez Khalifa, on ait gardé une liste de ces noms. L'on parle de l'existence d'un "monsieur enveloppes" (selon des fuites parvenues à la presse) dont la mission était d'arroser journalistes et patrons de presse. Une presse qui savait, d'ailleurs, renvoyer l'ascenseur, puisque elle prenait systématiquement la défense de Khalifa à chaque article (pourtant très rares) de la presse française, comme Libération et Le Canard Enchaîné, ou après les réactions comme celle du député français Noël Mamère, qui s'était interrogé sur l'origine de la fortune de Rafik Khalifa. D'ailleurs, les réponses de ce dernier, dans un entretien accordé en novembre 2002 à l'hebdomadaire VSD, bénéficient de larges commentaires favorables, y compris lorsqu'elles ne sont pas du tout convaincantes en ce qui concerne l'origine de sa fortune.
Lorsque les articles sont bien sourcés, ils sont assimilés à "une violente campagne de presse à Paris" et quand les réponses sont sans contenu, elles sont qualifiées de "clarifications (qui) vont contribuer à se forger des opinions moins approximatives". Extraits : "J'ai fait ma fortune dans le médicament." "Rafik Khalifa avoue que la chose la plus incroyable qu'il ait pu entendre à son sujet est qu'il faisait du blanchiment d'argent, allusion aux accusations de la presse française et de Noël Mamère." D'où lui vient alors l'argent qu'il dépense sans compter ? A cette question des questions, l'homme oppose la même réponse : "Je ne dois ma fortune qu'à la brutale ouverture d'une économie jusqu'alors centralisée. Comme dans le Sud-Est asiatique à la fin des années 1970, je la dois à la fabrication d'une quinzaine de médicaments génériques dans l'officine de mon père. A l'époque, on arrivait même à manquer d'aspirine ! En 1991, lorsque le monopole de l'Etat sur le secteur pharmaceutique est tombé, mes produits ont connu un succès foudroyant. Ils étaient moins chers que leurs équivalents français. En plus, nous avons été les seuls sur le marché pendant près de cinq ans."Et ces réponses sont passées comme une lettre à la poste. Il faut dire que Khalifa avait "une bonne presse".

Abdelkader Djalil